Entretien entre Alain Kirili et Ada Ackerman Ricochets

 

AA : Cher Alain, tu as accepté d’impliquer les étudiants de l’ENS de Lyon dans l’aventure de la pose à Grenoble de ta sculpture, Résistance ; tu nous as offert la possibilité d’en suivre les différentes étapes, de les enregistrer et d’en faire un support de création et un matériau de réflexion. Je crois que tu es très attaché à l’idée que l’art doive se tourner vers les jeunes générations. Comment as-tu vécu la présence de ces étudiants sur le chantier de ta sculpture ; que t’ont apporté les échanges que tu as eus avec eux ce jour-là ?

AK : Pour moi, le fait que tes étudiants aient assisté à cette installation a été comme un miracle, un moment tout à fait exceptionnel et merveilleux ; rien à voir avec une conférence agrémentée d’un Powerpoint ! Je suis heureux et très fier d’avoir pu offrir une telle expérience à une jeune génération et de me dire que certains de tes étudiants se souviendront de ce que j’ai pu leur transmettre ce jour-là, qu’ils y réfléchiront et qu’ils y trouveront des réponses, des questions, une éthique. Il est fondamental pour moi qu’ils aient pu voir que la création est un acte de résistance et que la résistance est un acte de création, qu’ils aient regardé ce credo du Comité National de la Résistance se déployer et prendre forme devant eux. J’ai été touché par l’intensité de leur rencontre avec le Maire Michel Destot, qui a commissionné cette œuvre, et avec les deux résistantes Ariel Giffard et Mimi Mingat, Justes de l’Isère. Je voulais qu’ils ressentent ce que ma pratique artistique partage avec le choix de ces deux femmes d’entrer en Résistance : une exigence de vie, une exigence de bonheur minimum, quelles que soient les conditions. Une exigence d’optimisme inaltérable, plus d’actualité que jamais, qui permet de dépasser le kitsch et le désenchantement de notre société. Face à cette idéolo-gie d’aseptisation émotionnelle aujourd’hui dominante, il est salutaire de découvrir que le secret des Résistants réside dans leur désir de bonheur, de jubilation et de joie, la joie de la liberté qui n’est pas nécessairement mystique ou religieuse. C’est ce que j’ai compris en rencontrant et en fréquentant ces personnes, et que j’espère avoir à mon tour transmis à tes étudiants. C’est très important pour moi d’avoir pu partager avec eux, avec cette future élite, issue d’une école aussi prestigieuse, des émotions, des stimuli, et pas uniquement des concepts. Je suis certain que les travaux de tes étudiants concernant ma sculpture vont m’apporter tout autant de satisfaction et de joie que mon expérience avec les enfants de l’école Jules Ferry de Grenoble. Ils ont réalisé des dessins très émouvants durant la pose de la sculpture, qu’ils m’ont offerts. Lorsque je suis venu les voir, je leur ai demandé « Qui veut être artiste ? ». Ils ont tous levé la main... Dans ces moments-là, je sais pourquoi je travaille. Je contribue à aviver un désir de culture qui participe à la dignité de l’homme, qui lui est tout autant nécessaire que les éléments indispensables de survie matérielle. Et c’est aussi ce que j’espère avoir fait avec tes étudiants de l’École Normale Supérieure, dont j’ai bien perçu l’enthousiasme lors de notre rencontre.

A.A : Quelques mots au sujet du matériau de ta sculpture, réalisée en Rose de Bourgogne. Il s’agit d’une pierre que tu affectionnes tout particulièrement car elle t’apparaît comme un matériau très empathique. Peux-tu préciser ce point ?

A.K : Par sa fameuse couleur rose charnel miel, cette pierre est vraiment propice à éveiller l’empathie chez le spectateur. Et c’est ce que je désirais. Je ne recherche pas de défi, de confrontation avec le public, au contraire. Cette pierre de chair rassure, elle demande à être touchée, à toucher. Avec cette pierre, ma proposition apporte une dialectique entre le lisse et le rugueux, quelque chose qui relève de la vie même, qui touche incon sciem ment à des aspects essentiels, qu’il s’agisse de la sexualité, de la volupté ou de la sensualité. J’ai été extrêmement touché que lors de ma rencontre avec tes étudiants, la résistante Ariel, qui n’est pas du tout historienne de l’art, a qualifié l’installation de mon œuvre de jaillissement, un mot tout à fait magique. C’est ce qu’a dit cette femme, avec son optimisme inoxydable, à tes étudiants, qui ont entre 19 et 25 ans, c’est-à-dire le même âge qu’elle quand elle était dans la Résistance… Elle a perçu tout l’aspect spontané, vivant et improvisé de la pose de ma sculpture, sans plan préétabli.

AA : Effectivement, ta sculpture monumentale accorde une place importante à l’improvisation, ce qui peut paraître a priori paradoxal.

AK : Je crois que ce à quoi toi et tes étudiants avez assisté durant la pose de Résistance, c’est ce que j’appellerais « la force de l’instant ». Un état particulier, singulier, qui ne s’explique pas et qui ne relève pas de la rationalité, un in-croyable dédoublement, une disposition que l’on peut qualifier de franchement extatique et de dionysiaque. C’est ce qui occasionne ce jaillissement, ce dripping monumental de plu-sieurs centaines de tonnes, parce que le bras de la grue prolonge mon bras, et me permet d’être, même pour une sculpture monumentale de cet ordre, dans le fa presto, dans cet instant privilégié que j’ai toujours recherché dans mon travail et qui me plaît dans le travail des autres. Ce qui est étonnant, c’est que je puisse le faire en public. Je ne suis pas un artiste de la performance ! J’ai observé ces instants de création fa presto dans la musique contemporaine, particulièrement dans le free jazz, et chez les danseurs ; des moments qui, disons-le, touchent à l’extase. Ma sculpture pour Grenoble est véritablement une extase sculptée, un corps en jouissance, qui s’oppose à la négativité ambiante.

A.A: Comment envisages-tu, dans ton œuvre, la monumentalité ?

AK : La monumentalité me paraît le destin le plus noble possible pour un sculpteur : elle permet de se confronter à des enjeux politiques, urbains, qui dépassent de loin la protection d’un lieu privilégié tel qu’un musée ou même un jardin de sculpture. Aujourd’hui, une œuvre monumentale n’est pas forcée d’être narrative ou commémorative. Elle peut être — et c’est l’orientation de mon œuvre — abstraite, mais d’une abstraction incarnée. Je vois l’art monumental essentiellement comme une érection verticale qui se déploie au-delà des dimensions du corps et du regard, et, en ce sens, il relève de l’art de la statuaire, qui vient du mot latin « stare », « ce qui soutient », et autour duquel on tourne. Je restaure avec force, dans un milieu urbain, cette dimension ancienne, rituelle et archaïque chez l’homme, qui consiste à tourner autour, à regarder et à toucher. Cela se traduit dans mon travail par une simplicité, et j’insiste là-dessus, « une simplicité organique », résolument post-minimaliste, qui réintroduit du tactile et du plaisir, qui convoque tous les sens. C’est ainsi que je conçois le monumental, comme une expérience tactile et sensible avant tout.

http://artcritical.com/2011/05/08/alain-kirili/